C'est dans une grande émotion que j'ai assisté à la première de la nouvelle création de Gabriel Garran hier soir au Théâtre de la Commune. Emotion de son retour à la scène et aussi du retour de "l'enfant prodige" à sa première maison, ce théâtre qu'il a inventé il y a bien longtemps avec la complicité de Jack Ralite. C'est avec la même complicité que Didier Bezace son digne successeur l'a accueilli à son tour dans ces murs.
Les mots de Romain Gary dans une mise en scène de Gabriel Garran sonnent et résonnent d'une étrange modernité. Comme un prolongement naturel de la pensée de l'auteur, les combats de l'Ange Gabriel ont toujours cherché à abolir les frontières, faire se rencontrer les différences et les transcender par un acte créateur, tout ça au creuset de la langue. Car pourquoi les frontières, pourquoi l'origine doivent-elles toujours être source de discorde ? Quand il y a conflit, au final, y a-t-il véritablement un distingo entre les vainqueurs et les vaincus ?
L'histoire même de Tulipe s'imbrique avec celle de Gary et toutes deux s'imbriquent avec celle de Gabriel Garran. Même les noms "consonnent"...
Il est heureux de relever sur Wikipédia que Romain Gary publie ses premières nouvelles dans Gringoire, un hebdomadaire qui s'oriente ensuite à l'extrême-droite : « Gary renonça courageusement aux généreuses rétributions (...) quand le journal afficha des idées fascistes et antisémites. Il écrivit à la rédaction une lettre pour dire en substance : « je ne mange pas de ce pain-là ». L'image de "je ne mange pas de ce pain-là" est à mettre en miroir avec la tirade de Tulipe au début du spectacle qui refuse de s'alimenter parce qu'il a déjà "beaucoup mangé" à l'aune des misères et de l'égoïsme du monde.
Au nombre des superpositions de cette pièce puzzle, il faut compter la pièce qui se joue au milieu de la correspondance au travers de laquelle se joue la perspective d'un Romain Gary auteur dramatique... Sur le radeau pris entre les feux croisés de l'ancien et du nouveau monde, mais également de deux visions de l'écriture, du jeu et du "je", quatre protagonistes incarnent un nègre juif qui prophétise, un agitateur idéaliste qui complote, une femme qui incarne l'humanité et un journaliste qui incarne la vision idéale et manichéenne américaine.
Chacun de nos protagonistes portent également un costume composé de superpositions : Oncle Nat porte un talit katan (vêtement rituel juif) sous une veste militaire et se dissimule sous un maquillage au cirage ; Tulipe porte tour à tour une veste de Général sur une tenue de ville, qui le fait surtout ressembler à un clown, avant de porter un pyjama rayé ressemblant à celui des camps sous un manteau d'hiver, Lili elle se dissimule sous des perruques.
Gary était un homme de convictions et le caractère "absurde" de certains dialogues de Tulipe ne fait que souligner sa vision d'une totale lucidité sur le monde, les hommes et ce qui nous attendait...Il avait même prévu l'élection d'Obama. Le discours critique qui sous-tend Tulipe reste et demeure malheureusement d'une totale et cruelle actualité.
Quant à Jouvet... Alors que dans la correspondance il tient le rôle du "Maître" et du mentor, au sein de cette pièce il semble tout à coup plus jouer le rôle de faire-valoir du talent de Gary qui finalement s'émancipera : Je viens de relire ma pièce avant de vous l'envoyer. Je peux vous dire que cette fois, ça y est. Je ne sais si vous la jouerez, mais je sais maintenant que mon nom demeurera...
La superposition de la correspondance et de la pièce permet également de confronter l'histoire, les histoires face à l'Histoire, à la course du temps, aux obligations et aux coups du sort : la création artistique, son processus, ses doutes, ses élans, son génie et ses "règles" (que Gary prend un malin plaisir à bousculer pour créer justement quelque chose de nouveau) se dessine sous nos yeux dans ce "work in progress", ces échanges sur l'oeuvre et l'oeuvre qui existe malgré tout, comme échappant à son auteur et à son critique.
L'acte de création mené à ce niveau devient un acte de foi.
GARY-JOUVET 45-51
d’après la correspondance Jouvet-Gary
et Tulipe ou la Protestation de Romain Gary
conception et mise en scène Gabriel Garran
collaboration artistique Myriam Lothammer
avec Audrey Bonnet, Guillaume Durieux, Jean-Paul Farré, Jean-Pierre Léonardini, Sava Lolov et Pierre Vial Sociétaire honoraire de la Comédie-Française
Présentation de la pièce sur le site du Théâtre de la Commune
jusqu'au 29 mai 2010 au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers
mardi et jeudi à 19h30, mercredi, vendredi et samedi à 20h30 et dimanche à 16h. relâches exceptionnelles samedi 15, dimanche 16 et dimanche 23 mai. Exceptionnellement la représentation du jeudi 13 mai aura lieu à 16h. durée 1h40
Autour du spectacle
mardi 11 mai (sous réserve) à 21h30 : débat Fondation, Re-fondation du Théâtre de la Commune avec Didier Bezace, Gabriel Garran et Jack Ralite
jeudi 20 mai à 21h30 : rencontre avec Gabriel Garran, Nancy Huston, auteur de Tombeau de Romain Gary et l’équipe artistique du spectacle
samedi 29 mai à 17h : L‘Ange Divulgué, poèmes de Gabriel Garran. Entre vie, théâtre et poésie, où sont les frontières ?
en marge du spectacle : exposition
Parcours d’affiches des années 1965 à 1984, répertoire de Gabriel Garran